samedi 28 juillet 2007

Chapitre 2 : Où il est question d'un certain Phileas

- Oh la ! Hue ! Hue ! lança le père Noël.
Sur ses ordres, les huit rennes redoublèrent d’effort. Gagnant de la vitesse, l’attelage filait dans les airs entre les cônes verts des sapins gigantesques. En cinquième position, Mig peinait à garder les yeux ouverts sous les assauts des flocons de neige qui s’abattaient sur lui. Ils arrivèrent en vue de la soixante-dix-huitième cheminée de la tournée. Soudain, une explosion retentit à l’arrière. Mig faillit perdre l’équilibre. Il voulut regarder derrière lui quand il y eut un second choc, bien plus important. L’attelage se disloqua et Mig se sentit entraîner vers le sol. Il chutait, chutait…
- Nooonnn ! cria le renne en se redressant sur son lit.
Un mauvais rêve, juste un mauvais rêve. Mig sortit de son lit et descendit rejoindre ses parents au rez-de-chaussée.
Comme chaque jour à la même heure, Enuk, un caribou aux longs bois abîmés par les années, prenait son petit-déjeuner avant d’aller travailler (il tirait lui aussi des traîneaux pour les touristes). Mar, son épouse, était plongée devant « L’élan du cœur », son feuilleton favori. Dans ce 133ème épisode, Jessica venait de surprendre Judith, sa soeur, dans les bras de Phileas, son petit ami.
- J’en étais sûre !
- Jessica, attends, je vais t’expliquer…
- Il n’y a rien à expliquer ! Et toi… Tu m’as dit que tu m’aimais !
- Jess, ma chérie, c’est que…
- Chérie, où as-tu rangé le lait ?
- Il n’y a plus de « ma chérie » ! Tu me dégoûtes Phil ! Et dire que tu voulais m’épouser !
- Quoi ? Et la bague que tu m’as offerte alors ?
- Pupuce, attends…
- Faudra penser à racheter du beurre !
- Il n’y a pas de pupuce, Phil !
- Enfin, louloute !
- Louloute, je ne trouve pas le lait !
- Et pour être franche, je n’ai jamais aimé que tu m’appelles « louloute » !
- Judith, je crois qu’on s’est trompées toutes les deux sur ce renne !
- Tu as raison, Jess. Tu veux bien me pardonner ?
- Chérie ! Le lait !
- Bien sûr, tu es ma sœur enfin !
- Le lait !
- Viens, quittons ce…
- Le lait est demandé en cuisine !
La mère de Mig poussa un grand soupir et éteignit le poste de télévision.
- QUOI ? Tu ne sais pas trouver une bouteille de lait ?
- C’est que… non, répondit Enuk.
- Toujours la même chose avec toi !
Mar quitta le canapé du salon et se dirigea tout droit vers un placard de la cuisine.
- Tu soulèves le paquet de céréales et tu trouves le lait !
- Merci, ma puce !
- Et ne m’appelle plus « ma puce » !
Puis elle ajouta, imitant son personnage préféré de « L’élan du cœur » :
- Et pour être franche, je n’ai jamais aimé que tu m’appelles « ma puce » !
Sur ce, elle tourna les talons et retourna s’asseoir sur le canapé, maugréant un « C’est Jessica qui avait raison… » avant de rallumer la télévision.

Les parents de Mig habitaient une maison en bois à l’entrée de Tuktu, village d’une centaine d’habitants au Nord-Est de l’île de Baffin. La ville la plus proche était Pond Inlet, qui comptait 1 120 âmes. Ils avaient construit leur demeure à la naissance de Mig, et Enuk avait lui-même recouvert le toit de branches de sapin, comme le veut la coutume chez les caribous.[1] Elle était semblable aux autres maisons du village, excepté les cinq nains de jardins placés de part et d’autres entre la barrière et la porte d’entrée, souvenir du voyage de noces des parents de Mig en Europe.
A l’intérieur, Mar finissait de se limer les bois quand on sonna à la porte.
Elle abandonna à regret son occupation et ouvrit la lourde porte en bois. Elle resta bouché bée en apercevant ce qui se tenait devant elle.
- Enuk ! Il y a un de tes nains de jardin devant la porte…
Mig déboula le premier devant la porte et faillit écraser un petit homme entièrement vêtu de rouge. Il ressemblait trait pour trait au facteur de l’autre jour.
- Bonjour ! Je me présente : Léon, lutin du service des transports du père Noël, pour vous servir ! Je cherche un dénommé Mig…
- Enchanté, répondit Mig en lui tendant le sabot.
- Je suis chargé de votre transport jusqu’à la base du père Noël, au Svalbard, où se déroulent les sélections. Nous partons… tout de suite !
- Mais je n’ai pas eu le temps de… Mes bagages ne sont pas prêts !
- Pas de problème ! Vous n’en avez pas besoin… Désormais, on s’occupe de tout. Nous pouvons y aller Mig ?
- Et Polysti ?
- Ah oui, l’autre caribou de ce village également sélectionné… C’est un autre lutin qui s’en charge, ne vous inquiétez pas… Chaque renne a son propre lutin, vous savez… Allez, c’est parti !
Mig se retourna vers sa mère.
- Bon et bien au revoir…
- Bonne chance… répondit Mar.
- Et mon père ? Je dois lui dire au revoir !
- Pas le temps ! répondit le lutin. Vous savez que c’est moi qui ai transporté votre père, il y a quelques années ?
- Vraiment ?
- C’était il y a longtemps… Vous le saluerez de ma part, madame, lança-t-il en s’adressant à Mar. Allez, c’est parti !
- Vous l’avez déjà dit…
- Oui mais là, c’est vraiment parti !
Sur ce, une explosion retentit et Léon disparut dans une fumée rouge sous les yeux stupéfaits des caribous.
- Je crois qu’il m’a oubli…
Deuxième explosion. Quand la fumée brune se dissipa, Mar se retrouva seule dans l’entrée. Enuk arriva subitement, essoufflé.
- Tu m’as appelé ?
- C’est encore moi qui vais devoir nettoyer… soupira-t-elle en contemplant les minuscules étoiles scintillantes qui jonchaient le sol.
Tout tournait autour de Mig. Le dessus semblait dessous, le ciel et le sol s’entremêlaient et se tordaient, lui-même avait l’impression d’être étiré tel un caoutchouc - une sensation très désagréable.
Mig volait à toute vitesse depuis bientôt cinq minutes dans une sorte de tunnel de cinq mètres de diamètre. Autour de lui, des dizaines de caribous planaient de la même façon. Quelqu’un appela Mig. Celui-ci eut beau faire des efforts, il ne capta que quelques mots dans le vacarme ambiant. En baissant la tête, Mig aperçut plus bas deux pingouins qui filaient à toute allure.
- …riv ! fit alors une voix.
- Quoi ? hurla Mig en apercevant Léon près du bord opposé du tunnel.
- Ona… tôt !
- Je n’entends rien ! répondit Mig en désignant son oreille avec son sabot.
Le lutin se rapprocha du caribou en se roulant sur lui-même vers la droite, tel une météorite multicolore.
- Je disais : on arrive bientôt ! Vous êtes sourd ou quoi ?
- Et ce passage, poursuivit Mig, qu’est-ce que c’est exactement ?
- Un moyen de transport ! Seuls le père Noël et les lutins comme moi savent l’utiliser. Il en existe des milliers, invisibles aux yeux des humains. Ils passent tous par le pôle Nord géomagnétique[2]… C’est vers cet endroit que se produisent les aurores boréales. Ce phénomène est le seul signe visible de l’extérieur des tunnels magnétiques que nous empruntons… Les humains pensent qu’il s’agit d’un phénomène atmosphérique naturel, du moins c’est ce qu’on leur laisse croire. Les tunnels sont l’unique moyen de se rendre au Svalbard[3], le véritable lieu de résidence du père Noël ! Très peu de gens le savent d’ailleurs…
- C’est un endroit caché ?
- En quelque sorte… Disons qu’il est… magique ! Si tu regardes la carte du Svalbard à l’envers, tu verras apparaître une tête de renne ! Les rennes, les animaux du père Noël par excellence, sont devenus les êtres les plus respectés là-bas. Ah, je crois qu’on arrive !
- Où va-t-on atterrir ? demanda Mig.- A l’extrémité Nord-Ouest du Spitzberg, sur la terre d’Albert Ier. Sur le glacier du Liefdefjord plus précisément. C’est là que se trouve la base du père Noël. Prépare-toi, on arrive !
[1] Coutume datant du XIXème siècle lorsque les caribous, menacés d’extinction, durent apprendre à se cacher des chasseurs Inuits. Cette tactique leur permettait de se dissimuler dans la forêt. Mais, le nombre d’arbres dans cette région étant proche de zéro, l’opération fut un échec. Pour saluer l’effort des caribous, les Inuits acceptèrent de changer leur mode de vie et de remplacer la chasse par l’élevage. Cf Encyclopédie Universelle du Cervidé, chapitre 3 : du mode de logement du renne.
[2] Il existe quatre définitions du Pôle Nord : géographique (point de la surface du globe où passe l’axe de rotation de la Terre), de l’inaccessibilité (point géographique de l’Antarctique le plus éloigné de toute côte), magnétique (endroit où le champ magnétique de la Terre pointe vers le bas) et géomagnétique (lieu où converge l’ensemble des champs magnétiques en supposant que les pôles magnétiques agissent exactement comme une barre aimantée).
[3] Archipel de l’océan Arctique situé entre le cap Nord (extrémité Nord de la Norvège, le point le plus septentrional de l’Europe) et le pôle Nord. Il appartient à la Norvège. Les îles principales sont le Spitzberg, la Terre du Nord-Est, l’île de Barents, l’île Edge, l’île du Prince-Charles, l’île du Roi-Charles et l’île aux Ours. Sa superficie totale est de 62 160 km² pour plus de 4 000 habitants.

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