- Je parie que tu n’es pas capable d’aller toucher les défenses d’un morse avec tes bois… lança Polysti à Mig.
- Quoi ? N’importe quoi. C’est stupide ton pari.
- J’en étais sûr. « Madame » a peur d’abîmer ses jolis petits bois peut-être ? Ou alors tu as peur d’un gros plein de soupe qui pourrait se jeter sur toi à tout moment ?
- Pas du tout ! C’est juste que… OK, je le fais.
Les deux jeunes caribous
[1] s’éloignèrent discrètement de leurs camarades, en plein cours sur la nidification des sternes arctiques en milieu naturel, et se dirigèrent vers le groupe de morses installé plus loin sur la plage.
Alors que Polysti restait dissimulé derrière un rocher, Mig s’avança prudemment sur les galets, ses coussinets glissant constamment sur les cailloux gris. Il s’aperçut qu’il venait de parcourir les 500 derniers mètres qui le séparaient des premiers morses. Devant lui, seize animaux de 800 tonnes étaient entassés les uns sur les autres au soleil. Il déglutit puis respira un bon coup. Je peux le faire, se dit-il. Il avisa un morse couché – ou plutôt « posé » là – en avant du reste du groupe. L’animal était énorme, un paquebot à moustaches échoué sur la plage, en train de digérer paisiblement au soleil.
Mig arriva à moins d’un mètre de l’animal. Le renne se retourna. Au loin, derrière sa cachette, Polysti lui adressait de grands signes de la patte pour l’encourager. Impossible de reculer, pensa Mig. Le moindre faux pas sur ces maudits galets et le morse se réveillerait instantanément.
Mig s’approcha de la tête du morse endormi. Ses longues moustaches mouillées lui chatouillèrent le museau, et Mig dut faire un immense effort pour ne pas éternuer. Estimant être au plus près, il pencha légèrement sa tête de côté, tout doucement, puis toucha légèrement la défense imposante de la bête. Tout en sueur, la mâchoire crispée, Mig releva la tête aussi lentement que possible puis poussa un soupir de soulagement. Il se retourna dans le plus grand silence et entreprit le voyage retour vers Polysti qui gesticulait toujours dans tous les sens pour saluer l’exploit de son compagnon.
Mig était arrivé à mi-chemin quand, entre deux galets, son sabot rencontra un oursin. Son cri de douleur ne mis pas plus d’une seconde à arriver aux oreilles du troupeau de morses. Les unes après les autres, les bêtes se réveillèrent en poussant des barrissements féroces en direction de Mig. Paniqué, celui-ci piqua un sprint, l’oursin toujours planté dans son sabot.
Arrivé à hauteur de Polysti, Mig put enfin ôter les piquants de sa patte endolorie.
- Aïe ! J’ai réussi !
- Ca fait une heure que je te fais des signes !
- Oui j’ai vu. C’est fair-play de ta part de m’encourager…
- Je voulais te prévenir qu’un des morses était réveillé ! Il commençait à regarder dans notre direction !
- Maintenant c’est fait ! Allez on file !
Poursuivis par le troupeau de morses en colère, toutes défenses dehors, les deux rennes durent quitter leur cachette et fuir sur la plage, glissant un pas sur deux sur les galets.
Entre-temps, le vacarme des morses avait réveillé les sternes sentinelles.
[2] Les oiseaux s’étaient envolés les uns après les autres en un vacarme impressionnant.
Les camarades de classe des intrépides caribous n’en crurent pas leurs yeux quand ils virent la vingtaine de morses dévaler la plage dans leur direction. Désormais, des centaines de sternes arctiques volaient aussi vers eux en rang serré, prêts à chasser les intrus.
Le spectacle fut impressionnant. D’un côté, les escadrons de sternes attaquaient par vagues successives, lâchant des bombes de guano
[3] sur les rennes affolés. De l’autre, les morses se balançaient de gauche à droite pour impressionner leurs adversaires.
Au bout d’une minute, tous les rennes durent quitter les lieux, entièrement recouverts par les excréments lâchés par la flotte aérienne des sternes. Une journée entière leur fut nécessaire pour s’en défaire. Résultat : Mig et Polysti écopèrent de dix jours de renvoi avec obligation de présenter un exposé d’une heure sur le mode de vie du morse. Après cet incident, les deux caribous devinrent les meilleurs amis du monde.
Mig était un caribou tout ce qu’il y a de plus banal. Son pelage gris laissait place sur les épaules, le cou, le ventre et l’arrière-train à une belle fourrure blanche. Comme ses congénères, deux grands bois ornaient sa tête, majestueuses parures velues. Ses mensurations aussi étaient banales, pour un caribou de l’Arctique : 122 cm de haut au garrot pour 198 kilogrammes.
Mig vivait au Nord du Canada sur l’île de Baffin, la plus grande île du pays, une bande de terre coincée entre le continent nord-américain à l’Ouest et le Groenland, appartenant au Danemark, à l’Est. Elle faisait partie du groupe d’îles – Victoria, Banks, Parry, de la Reine Elisabeth, d’Ellesmere (entre autres) – situées dans le cercle polaire arctique
[4], reliées à l’océan glacial Arctique par un labyrinthe de bassins, de golfes et de détroits emprisonnés par la banquise pendant l’hiver.
Sur cette terre de toundra, où poussent de rares arbres, Mig passait ses journées à promener les touristes amateurs de balades en traîneau. Entre deux voyages, il attendait le client en broutant du lichen ou des pousses d’arbres, son activité favorite après le limage de ses bois contre le tronc des arbres et la sieste.
Alors que Mig entamait sa douzième bouchée de lichen, un brouhaha se fit entendre parmi la harde. Les têtes se relevèrent les unes après les autres. Mig ouvrit un œil pour voir d’où provenait le tumulte grandissant.
- M. Mig ! Je cherche M. Mig ! Bonjour… Vous êtes M. Mig ? Non ? Ah… Bonjour, vous êtes… Non plus… Très joli ce pelage, cher ami… M. Mig ! Excusez-moi, Madame, laissez passer… Y a-t-il un dénommé Mig parmi vous?
Avalant d’un coup sa nourriture, Mig n’en crut pas ses yeux. Devant lui se tenait un tout petit homme qui lui arrivait à peine au genou. Entièrement vêtu de jaune et bleu, il soufflait bruyamment en tentant de reprendre son souffle.
- Ah, enfin ! M. Mig, je vous ai trouvé ! J’ai bien cru que j’allais vous chercher parmi tous ces troupeaux pendant des... Mais oh ! Pardonnez-moi, je ne me suis pas présenté !
Mig avait toujours la bouche grande ouverte, encore surpris par cette soudaine et incongrue apparition.
- Postus, facteur du père Noël, pour vous servir.
Le petit bonhomme fit la révérence devant son interlocuteur, son long bonnet touchant la neige.
- Voici votre courrier, reprit-il, livré en temps et…
Il sortit une énorme montre à gousset d’une poche de sa veste
- En heure ! Veuillez signer ici… demanda-t-il en dressant au-dessus de sa tête une feuille de papier.
Mig appuya son sabot droit sur le tampon encreur qu’on lui tendait puis reposa le minuscule document, à l’image de l’homme qui la soutenait, si bien que l’empreinte du renne recouvrit presque la moitié de la page.
- Ici aussi, reprit le facteur… Encore une fois… Et puis là… C’est tout. Merci encore et joyeux Noël !
Sur ce, l’être fourra le document et le tampon encreur dans ses poches et rebroussa chemin en essayant tant bien que mal d’éviter les sabots qui grattaient l’herbe dans une forêt de pattes gigantesques.
Mig déchira le papier, faisant tomber une pluie de petites étoiles scintillantes, et lut à voix haute :
- Cher M. Mig, nous avons le plaisir de vous annoncer que vous avez été retenu pour participer à la sélection des rennes du père Noël. Votre présence est requise au Svalbard dès réception de ce courrier. Veuillez recevoir, M. Mig, nos sincères félicitations. Bien à vous, le Service de Recrutement des Rennes du père Noël.
Mig n’en revenait pas. Tous les animaux autour de lui le félicitèrent.
- Bravo Mig ! Tu te rends compte, tu vas peut-être faire partie de l’attelage du père Noël !
- C’est-à-dire… en fait je n’ai pas… oui, c’est vrai, c’est fou non ? furent les seuls mots qui sortirent de la bouche de Mig. Il tenta ensuite de répondre avec sourire à tous les caribous qui vinrent lui serrer le sabot pour le féliciter, opération qui prit trois bons quarts d’heure, le caribou étant connu pour être un animal adorant congratuler son prochain.
[5]Après avoir été chaleureusement salué par toute la harde, Mig réussit enfin à s’extirper du rassemblement général provoqué par l’arrivée de sa lettre. Et quelle lettre… Mig la lisait encore et encore, au point de la connaître par cœur. Il n’arrivait toujours pas à y croire. Surtout, il ne comprenait toujours pas comment…
- Bonjour Mig ! Tu ne devineras jamais ce qui…
- Bonjour Polysti… répondit Mig en voyant débouler devant lui son ami.
- Je participe à la sélection des rennes du père Noël !
- Moi aussi ! En plus je ne me suis même pas inscrit, c’est fou…
- Je sais !
- Tu sais ?
Polysti affichait un large sourire, laissant entrevoir un bout de lichen coincé dans sa canine gauche.
- C’est moi qui nous ai inscrit !
- Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
- Pour te faire la surprise ! Allez… Tu peux me dire merci.
- Et bien… Merci !
Mig tapa dans le sabot de Polysti et tous deux se mirent à bondir dans tous les sens, hurlant à tue-tête.
[1] Note de l’auteur : Bien qu’il s’agisse de la même espèce, on parle de caribou en Amérique du Nord et de renne en Europe et en Asie.
[2] Chaque colonie de sternes arctiques possède des sentinelles chargées de prévenir l’arrivée de tout intrus.
[3] Guano est le nom donné aux excréments des oiseaux marins. Riche en éléments assimilables par les plantes, il constitue un engrais naturel très efficace… et une arme très dissuasive (à l’occasion).
[4] Ce parallèle, situé à 66°34’ de latitude Nord, marque la limite méridionale de la zone où le Soleil ne se lève pas au solstice d’hiver et ne se couche pas au solstice d’été. Cela se traduit par des périodes de nuit ou de jour permanent de six mois dans ces régions.
[5] Information extraite de l’Encyclopédie Universelle du Cervidé d’Igor Petranov, traduit du lapon par Jean Boisderenne, chapitre 5 : le serrage de sabot, de la théorie à la pratique.